Publié le 26/11/2025 - FOCUS RH -
Incompréhensions, tensions générationnelles, télétravail mal encadré : les sources de conflits se multiplient dans les entreprises. Alors que leur coût atteint 152 milliards d’euros par an, Qualisocial et la FIRPS tentent d’y répondre en publiant de nouveaux guides pratiques. État des lieux d'un fléau qui perdure.
Vingt jours de travail perdus chaque année, 69 % des salariés français confrontés à des tensions professionnelles, un coût économique estimé à 152 milliards d'euros : les chiffres parlent d'eux-mêmes. Les conflits au travail ne sont plus une simple friction passagère. Pour répondre à cette crise silencieuse, Qualisocial, spécialiste de la santé mentale au travail, et la FIRPS (Fédération des Intervenants des Risques PsychoSociaux) publient deux guides pratiques destinés aux DRH et managers.
Du malentendu au harcèlement, un dangereux continuum
« Les conflits ne surgissent pas brutalement, ils s'installent par signes discrets », rappelle Clélia Sacadura, directrice de l'expertise et psychologue chez Qualisocial. L'experte décrit un continuum : incompréhension, tension, ressentiment, puis conflit ouvert pouvant dégénérer en harcèlement moral. « Cela peut partir de malentendus, de messages mal interprétés, premières graines d'un conflit » poursuit-elle. Marvin Wirth, DRH d'Agentco, le confirme : « Les vrais conflits sont des tensions silencieuses : interpersonnelles, managériales, générationnelles. Beaucoup naissent de la manière dont on se parle… ou dont on ne se parle pas. » Il identifie trois causes : la charge mentale (« le sentiment d'être dans un flux continu »), le manque de reconnaissance qualitative et les zones d'ambiguïté organisationnelle. « L'ambiguïté est l'oxygène du conflit », résume-t-il.
Télétravail et choc générationnel : des amplificateurs de tensions
Les nouveaux modes de travail ont aggravé la situation. « Dès lors que l'on change des règles et des rites organisationnels, on risque de créer de l'incompréhension », analyse Clélia Sacadura. Tout s'écrit désormais : mails, messages courts… « L’écrit peut parfois laisser place à différentes interprétations, alors qu’en présentiel, les malentendus se désamorcent souvent plus naturellement », précise Marion Picart, responsable RH chez Peoplespheres .« Le télétravail a créé un paradoxe relationnel : plus de liberté, mais parfois moins de lien », ajoute Marvin Wirth.
Le choc générationnel amplifie ces fractures. Les nouvelles générations, en quête d'autonomie et de sens, heurtent les codes hiérarchiques traditionnels. Stéphane Ginocchio, enseignant permanent au Collège de Paris et concepteur du test SCOPE (outil d'analyse cognitive), le constate : « Lorsque la pression monte, la part rationnelle s'efface et le raccourci cognitif prend le dessus. »
Repérer les signaux faibles avant l'embrasement
L'anticipation est décisive. « Ce sont avant tout des réactions émotionnelles qu'il faut identifier : irritabilité, évitement, retrait », précise Clélia Sacadura, qui recommande la matrice de Thomas & Kilmann1 pour comprendre le rapport de chacun au conflit. « Très souvent, le conflit naît d'un simple problème de perception », souligne Ahlem Abidi-Barthe, directrice générale d'Ascencia Business School. Elle préconise trois étapes : anticiper, clarifier les faits, puis recourir à la médiation si nécessaire. Marion Picart mise sur la prévention : « Nous cultivons une culture de l'écoute. Dès qu'un signal faible apparaît, nous nous mettons en posture d'écoute. Ne jamais laisser traîner, au risque de générer des ressentiments durables. »
En cas de tensions, chacun réagit selon son mode réflexe, ce qui peut rapidement créer un malentendu ou une escalade émotionnelle. Grâce à des outils d’analyse cognitive, il devient possible d’identifier ces modes dominants et de comprendre comment une personne agit ou réagit en situation de tension. « C’est une avancée importante, explique Stéphane Ginocchio. Car en connaissant les schémas de pensée à l’œuvre, le manager peut adapter sa communication, prendre de meilleures décisions et désamorcer les conflits avant qu’ils ne s’enveniment. Par exemple, SCOPE n’est pas un outil de contrôle, mais de lucidité : il permet d’armer les individus face au conflit, en renforçant leur capacité à se comprendre eux-mêmes et à comprendre les autres. »
Quand le conflit non traité devient pathogène
« Lorsqu'un conflit n'est pas soigné, on crée de la souffrance au travail », alerte Clélia Sacadura. D’ailleurs, selon le baromètre Qualisocial x Ipsos 2025, un salarié sur quatre se déclare en mauvaise santé mentale. À l'inverse, les collaborateurs en bonne santé mentale affichent 2,4 fois plus de capacité de concentration. « Quand l'écart devient intenable, la personne se met en arrêt et cela déséquilibre la performance. »
La médiation : du punitif au réparateur
Les entreprises privilégient désormais des approches réparatrices. Marvin Wirth applique une stratégie en trois cercles : autorégulation, médiation interne et soutien managérial. « Nous sortons d'une logique punitive pour aller vers une logique réparatrice. » La médiation professionnelle défendue par Qualisocial affiche des résultats probants : 80 % de réussite, 84 % de situations résolues, 150 000 accompagnements annuels. « La médiation amène du tiers et de l'impartialité dans un contexte insécurisant 2», explique Clélia Sacadura. Le médiateur joue le rôle de « drapeau blanc » avec une méthode : écoute, reformulation, compréhension profonde. « Il tente de mettre en lumière les zones possibles de rapprochement. »
Marion Picart en témoigne : après un malentendu, trois collègues se retrouvent en opposition. « J’ai d’abord reçu chacun individuellement, puis les ai réunis lors d'une réunion de médiation afin de clarifier la situation. » Résultat : un climat apaisé en quelques semaines. Autre exemple chez Agentco où une table ronde a transformé le conflit en coopération en alignant les perceptions.
Le conflit comme opportunité collective
« Les entreprises doivent se servir de la gestion des conflits comme support de transformations positives », affirme Clélia Sacadura. Cela nécessite des espaces de réflexivité, comme ceux préconisés par l'INRS. Dans son entreprise, Ahlem Abidi-Barthe a mis en place le dispositif « Vis ma vie », qui place un collaborateur dans la peau de la personne en tension. « Cela permet de dépasser les jugements », observe-t-elle.
« Un conflit constructif éclaire ce qui ne fonctionne pas, ajoute Marvin Wirth. Le conflit n'est pas l'échec du collectif : c'est sa mise à jour nécessaire. » La culture d'entreprise joue alors un rôle essentiel : c'est elle qui autorise ou non la prise de parole. Dans un environnement qui responsabilise ses membres, le conflit trouve sa place et devient un outil de progrès.
Par Frédérique Guénot
1 Modèle de gestion des conflits qui identifie cinq styles de gestion des conflits basés sur deux dimensions : l'assertivité et la coopération
2 Pour en savoir plus "Espaces de discussion sur le travail et médiation : deux démarches complémentaires pour prévenir les risques psychosociaux"
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